Parcours et Apprentissage
Je devais avoir 5 ou 6 ans. L’âge où j’ai pris mes premières leçons de musique avec une élève de Messiaen qui me jouait des grappes d’accords en me demandant d’en reconstituer la structure. J’avais l’oreille absolue, ce curieux don finalement assez inutile, si ce n’est pour les épreuves qu’imposent à tort ou à raison les conservatoires de musique. À cette époque, c’était surtout un jeu pour moi, comme une sorte de devinette qui ne rapportait rien d’autre qu’un sourire. Sol si ré fa, do mi sol do. J’aimais bien le piano, j’aimais surtout cette femme un peu obsessionnelle qui confondait amour et musique, pleurait parfois, jouait divinement bien et composait des œuvres incompréhensibles pour un petit enfant. C’était l’âge aussi des premiers échecs scolaires. La musique aurait pu venir faire contrepoids, mais encore aurait-il fallu que je ne la confonde pas avec ceux qui l’enseignaient. Plus tard, alors qu’un déménagement a contraint mes parents à chercher quelqu’un d’autre pour assurer les cours, le désir de jouer s’est atténué au point de faire du piano une corvée insurmontable.
Je ne sais plus si la découverte de la photo a été consécutive à celle de la musique. Difficile à préciser tant le souvenir est lointain et difficile à dater. Je me revois pourtant, comme si c’était hier, dans une chambre éloignée d’un salon bourgeois où mes parents dînaient avec un groupe d’amis. Il y avait un vieux buffet, un miroir imposant et quelque part, posé là, un appareil photo plus ou moins accessible. Je n’ai bien sûr pris aucun cliché, mais en regardant par le viseur, j’ai senti confusément l’importance de ce cadre-là, cette découpe du monde qui invente une scène pour celui qui regarde et rejette implacablement de son champ ceux qui n’y ont pas leur place.
Plus tard – où plus tôt –, la concierge du restaurant universitaire où mon père travaillait m’a donné un antique appareil à soufflet que j’ai détruit le premier jour. Toujours à la même période, j’ai bricolé une boîte en carton muni de cette précieuse découpe. Et je me suis mis à rêver d’images immobiles, d’espace enfin maîtrisables.
Un jour d’automne, nous avons déménagé en Alsace. C’était loin de Paris, presque hors de France : on y parlait une drôle de langue que je détestais par-dessus tout. Mes retards scolaires devenaient préoccupants, j’avais de tels problèmes d’écriture que mes travaux étaient à peu près illisibles. Le piano ne représentait plus grand-chose à cette époque, surtout après un échec au Conservatoire de Strasbourg où mes parents espéraient me faire entrer. Quelques années ont passé, durant lesquelles j’ai souhaité à toute force quitter l’école et devenir photographe. J’ai fini par acheter un Chinon et par intégrer un club photo où j’ai appris les rudiments du laboratoire. Mes soirées, je les passais dans une cave et je courrais les rues en quête d’images.
J’avais 15 ans, guère plus, une année d’analyse derrière moi ((Ce travail, entamé à 14 ans et suspendu à 18, reste une étape essentielle dans mon parcours. Ce bain de langage a tenu lieu de formation et de rite de passage. Je n’avais pas besoin, à cette époque, d’avoir étudié la linguistique pour comprendre la notion de signifiant. La superposition d’une période de ma vie (14 -18) et d’un texte de Brassens (La guerre de 14-18) s’en était chargée…)), deux ans de retard scolaire. Et le sentiment d’avoir peu à dire aux jeunes de mon âge…
Les années déclic
Je saute un peu les étapes : 17 ans, nouveau redoublement. J’entre en seconde un an plus tard, à bout de souffle. Là, je fréquente quelques acteurs débutants, je tente un montage d’images de la Grèce sur la voix de Léo Ferré déclamant Le bateau Ivre de Rimbeau. Le diaporama est en vogue et j’ai ramené une valise d’images d’un voyage scolaire. L’année se passe comme elle peu. Je décide de profiter de ma majorité fraîchement acquise pour filer à l’anglaise. Je me décrète photographe de presse, je force les portes du Parlement Européen, demande à intégrer l’équipe de journaliste qui travaille sur place. On m’accorde une carte « visiteur » pour se débarrasser de moi. Pour ramener des images, je loue un téléobjectif destiné aux matchs de football. Ma ténacité doit finir par impressionner. Je me retrouve la session suivante dans l’hémicycle, entouré d’une clique de professionnels qui me donne de temps à autre un conseil amical. Il me reste de cette époque une poignée de négatifs, des portraits d’hommes publics que plus personne ne connaît. Des visages cachés derrière leurs micros comme autant de masques mortuaires.
En quoi consistait le travail de ces journalistes ? Je me suis posé la question un peu plus tard, après avoir quitté le Parlement pour un travail moins passionnant — mais payé celui-là – qui consistait à assister des pseudos créateurs à présenter au mieux l’activité d’entreprises au cours de soirées arrosées où l’on projetait des diaporamas publicitaires réalisés par nos soins. Les premiers enregistraient méticuleusement les sessions du Parlement — paroles et visages — afin que d’autres journalistes puissent en rendre compte. Les suivants (les publicistes de l’agence) pratiquaient le même genre de reportages (parfois même plus intéressants) afin que les commanditaires puissent vendre leur image ou leur marque, une identité construite de toutes pièces. La différence ne tenait pas vraiment dans le métier lui-même, ni même dans la vérité supposée du reportage de presse qu’on opposerait aux clichés manichéens du publiciste. Si quelque chose distinguait radicalement le travail du Parlement et celui du Studio où je travaillais, c’était l’intrication de l’offre et de la demande et l’absence de liberté que cette intrication entraînait. Aussi mauvaises que fussent les photos du parlement – les miennes comme les leurs –, elles se voulaient un véritable témoignage alors que mon travail de publiciste revenait à saisir ce que le client souhaitait voir et, par conséquent, à voir à travers son prisme un monde conçu pour plaire. Dans ce monde-là, je n’avais décidément rien à faire !
Par chance peut-être, l’agence était tenue par un de ces employeurs qui utilise moult stagiaires pour économiser les charges salariales. Être remercié était dès lors logique après six mois de travail, et je ne sais pas ce qui se serait passé si d’aventure un véritable contrat m’avait été proposé. En tout état de cause, mon ironie naissante ne passait pas face à ces hommes convaincus de la grandeur de leur mission. On m’indiqua le chemin de la sortie.
Quelques mois plus tard, je me retrouve figurant à l’Opéra du Rhin. Photographe amateur par la même occasion ((Si je ne mentionne ici que les photos de scène, c’est parce qu’elles occupent une place centrale dans mon travail ; mais à cette époque, je multipliais les reportages. Les mentionner tous m’a semblé fastidieux et peu intéressant…)). Je collectionne alors les photographies de coulisse, les visages des chanteurs et les ombres des machinistes. Il y a là-bas un photographe officiel. Très bon technicien, il fait ici ce que je faisais là-bas : des photos non engagées, cadrées selon les règles de l’art. Mais surtout – et ce point deviendra pour moi très important – des photos où la question du cadre ne se pose que sous une forme affadie. Il tente, comme d’autres, de témoigner de la scène par métaphore, en conservant le maximum d’éléments visuels, un peu comme le ferait un spectateur objectif qui ne ressentirait à aucun moment le besoin d’arrêter son regard. Moi, perdu dans les coulisses — la seule scène qui mérite ce nom ((Le mot scène en grec ancien signifiait la tente à l’arrière-plan de l’aire visible, de l’espace contemplable. Pascal Quignard, Vie secrète, Paris, folio, 1998, p. 110.)) –, je ne pense qu’à cadrer sans comprendre alors que je souhaite témoigner du monde par métonymie : le regard d’une femme fixé au lointain me parlera toujours plus que l’exhibition de la scène qu’elle est supposé voir.
Ai-je été journaliste durant ces années-là ? Peut-être bien, si l’on oublie la définition du métier de journaliste qui suppose d’écrire dans un journal. Pourtant, dès cette époque, la question se pose pour moi d’une tout autre manière. Le photo journalisme qui faisait sens alors – qui fait d’ailleurs encore sens – c’est celui de l’agence Magnum. Or, cette pratique était déjà sur le déclin. Elle vivait encore, mais les images publiées dans la presse avaient plus à voir avec les productions insipides du fameux Studio qu’avec les œuvres de Cartier Bresson. Quand plusieurs années plus tard, muni d’un book conséquent, je me présente à l’agence Enguerand, le discours est tout aussi terne : on me parle de coût, il faut aller vite ! Pas de suivi du travail des comédiens, pas de prise de risque, pas de photographies en condition réelle. Il faut demander plus de lumière, saisir des images fortes, des images souvent vides, mais qui se vendent (l’un des photographes de l’époque travaille différemment, mais il fait exception ((Tristan Valés, également photographe du Centre dramatique national de Normandie depuis 1980.)) ). Moi qui, entre-temps, ai travaillé à l’École du Théâtre National de Strasbourg, qui ai suivi la formation de jeunes acteurs, vu leurs visages dans le silence des mots et dans l’ombre des cyclos à demi éclairés, j’ai du mal à comprendre qu’il faille le grand jour pour qu’une photo soit juste.
J’ai beaucoup appris au TNS. Curieusement, alors que ce métier entrait en moi, que je devinais, dans le hors-champ de mon cadre, les ombres mouvantes qui suscitaient, chez ceux que j’avais décidé de saisir, une expression de douleur ou de joie, alors que j’aurais dû multiplier les reportages et forcer les portes des journaux au lieu de perdre mon temps libre dans une pseudo-galerie d’art où je travaillais le jour, j’ai perdu la foi. À force de voir de jeunes acteurs s’emparer d’une œuvre pour en faire naître une autre, j’ai souhaité à mon tour passer de l’autre côté de la rampe. À cette époque, la musique a pris une importance de plus en plus grande. D’une pratique amateur très vague – pour ne pas dire inexistante – je suis passé à un rythme régulier au point que le piano est devenu ma seconde activité et que la photo est passée à la trappe.
Musique et critique : les années de formation
C’est à peu près à cette période que j’ai commencé à écrire dans une revue étudiante ((Limelight était une revue étudiante lancée par Bruno Chibane en 1992. Elle a occupé une place importante dans la vie culturelle Strasbourgeoise. André S. Labarthe, notamment, y a tenu une chronique régulière.)) qui prétendait – avec de bons arguments – devenir un petit magasine culturel. J’écrivais mal, avec une grammaire déplorable et une orthographe désastreuse. Mais le désir d’écrire, l’envie d’aller au-devant des artistes et de les faire parler, tout cela a soutenu un discours encore fragile.
Reprenons !
Je travaille le matin, à partir de 10 heures, dans une boutique située à 10 mètres de mon appartement. De 8 à 10 et de 12 à 14, j’accumule des kilomètres de gammes. Le soir, je rédige quelques textes, je rencontre des artistes.
Je dors peu.
Cela dure environ une année au cours de laquelle j’interviewe Eliahu Inbal, Martha Argerich, Michel Gaechter et quelques autres. Je rédige de petites notes sur les concerts classiques et des portraits d’artistes. Ensuite je rentre au Conservatoire de Strasbourg, dans la classe d’onde Martenot de Thomas Bloch, de piano de Michel Gaechter et d’histoire de la musique de Pierre Michel. Je signe encore quelques chroniques à Limelight (une interview de Gualtiero Dazzi, entre autre chose) et je me retrouve critique au Dernières Nouvelles d’Alsace, grâce à l’appui de Pierre Michel qui apprécie mes prises de positions parfois violentes dans un groupe de jeunes élèves où le consensus règne le plus souvent.
À cette époque, je ne sais à peu près rien du métier de journaliste. Tout au plus suis-je capable de faire parler les gens. Je dois apprendre à concilier mes exigences avec celles d’un journal qui oscille entre une véritable ouverture (du côté du cinéma, la démarche est flagrante ((Jérôme Mallien y tient la rubrique cinéma.)) ) et une tentative de conformisme qui entre en résonance avec la prudence de jugement des auditeurs alsaciens. Écrire sur les musiciens de sa région suppose, croit-on, un effort de diplomatie particulier. Quant à faire de la critique le lieu même des questions (ce qu’elle doit être en premier lieu), il ne faut pas en demander trop au lecteur !
Je dois dire pourtant qu’Antoine Wicker ((Antoine Wicker était le rédacteur en chef des pages cultures des Dernières Nouvelles d’Alsace)) avait une ouverture d’esprit assez rare. Il ne s’est pas contenté de m’apprendre à structurer un article pour le faire entrer dans le format imposé par le journal et de censurer les écarts les plus insupportables pour une rédaction habituée à des commentaires normatifs. Il m’a permis de me construire en acceptant, si ce n’est les a priori du journal, du moins les exigences de clarté qu’un lecteur est en droit d’attendre. Je dois aussi mentionner un reportage un peu exceptionnel que Jérôme Mallien m’avait confié : suivre un festival de films et en rendre compte. Cette expérience achèvera de me convaincre de la nécessité d’être éclectique et me permettra, quelques années plus tard, d’oser écrire sur le cinéma. Après tout, mon expérience de la photographie et mes connaissances en matière de films me prédestinaient à cela…
À cette époque, la filiation entre la photographie et la critique me semblait évidente : mes photographies étaient autant de reflets déformés des mises en scène. Leur intérêt venait précisément de ce qu’elles ne prétendaient pas représenter métaphoriquement l’œuvre mais plutôt en témoigner par métonymie. Mes critiques, restaient (et restent encore) dans un cadre souvent réduit et jouaient un rôle d’éclairage singulier. Dire le tout d’une œuvre, ce n’était décidément pas ma tasse de thé !
Avec le recul, j’ai pu justifier ces positions en m’appuyant sur la pensée de quelques théoriciens. Deux figures se sont ainsi progressivement imposées : Serge Daney et Cornelius Castoriadis auxquels je continue à vouer une admiration sans borne. Ainsi, le premier m’a montré qu’on ne peut envisager d’œuvre cinématographique sans se poser la question des distances entre l’objet filmant, l’objet filmé et le spectateur ((propos du film Nuit et Brouillard : « Je sentais que les distances mises par Resnais entre le sujet filmé, le sujet filmant et le sujet spectateur étaient, en 1959 comme en 1955, les seules possibles. Nuit et brouillard, un « beau film » ? Non, un film juste ». S. Danet,Persévérance, P.O.L, 1994, p. 19)) (postulat valable pour tout discours) quand le deuxième, en combattant les dérives scientistes du monde contemporain et en revendiquant la nécessité d’assumer une position critique aussi claire que possible ((« Le politique, le penseur politique, tient un discours sous sa propre responsabilité. Cela ne signifie pas que ce discours soit incontrôlable — il fait appel au contrôle de tous ; ni qu’il est simplement arbitraire — s’il l’est, personne ne l’écoutera. Mais le politique ne peut proposer, préférer, projeter en invoquant une « théorie » prétendument rigoureuse — pas plus qu’en se présentant comme le porte-parole d’une catégorie déterminée. De théorie rigoureusement rigoureuse, il n’y en a pas en mathématiques, comment y aurait-il une en politique. » C. Castoriadis, L’institution imaginaire de la société, Seuil – collection Esprit –, 1975, préface, p. 9.)), m’a fait comprendre l’importance de l’imaginaire comme moteur de tout discours et la dimension politique que tout discours sous-tend…
Ces deux postulats, appliqués à la critique d’art, conditionnent pour moi toute ligne éditoriale. Car si la critique doit trouver son chemin du côté de la création ((Gilles Deleuse avait noté l’importance de cet aspect dans le textes de Serges Daney : « vous n’avez pas renoncé à trouver un lien profond du cinéma avec la pensée, et vous maintenez une fonction à la fois poétique et esthétique de la critique de cinéma (tandis que beaucoup de nos contemporains ont cru nécessaire de se rabattre sur le langage, sur un formalisme linguistique, pour sauver le sérieux de la critique). Serge Daney, Ciné journal, Petite bibliothèque des Cahier du cinéma, 1998, p. 13)), celui qui se risque au commentaire doit, d’une manière ou d’un autre – et par simple souci d’honnêteté –, assumer sa signature : c’est à ce prix seulement qu’un sujet peut être perçu par le lecteur et qu’une œuvre peut être assumée par un auteur.
Je crois bien avoir toujours intuitivement senti cette nécessité, sans doute déjà sur les bancs de l’école où l’exercice de la dissertation, avec ses « nous » et ses « on » de circonstance produisait chez moi un mouvement de révolte ((Emmanuel Reibel note que « le passage de la composition française à la dissertation correspondait au passage d’une approche rhétorique de la critique à une conception plus analytique du genre. Activité de discours, le feuilleton se serait peu à peu mué en activité d’appréciation. » E. Reibel, L’écriture de la critique musicale au temps de Berlioz, Paris, Librairie Honoré Champion, 2005, op. cit., p. 209.)). Encore aujourd’hui, la virtuosité du discours et les raisonnements implacables me laissent songeurs.
Le Monde de la musique
Cette difficulté à faire admettre l’importance d’une écriture personnelle et à parler en son nom propre est devenue plus grande encore lorsque j’ai entrouvert la porte des magazines spécialisés. J’aurais sans doute dû m’y attendre : là plus qu’ailleurs, les signatures des journalistes deviennent accessoires, la validité de leur propos étant garantie par le nom du journal, souvent chargé de sens : qui s’opposerait à une référence aussi intangible que la fréquence d’un diapason devenu récompense suprême, surtout lorsqu’il est associé à l’or, ce métal inaltérable dont on fait les alliances. Le choix d’un titre de magazine et le nom d’une récompense ne sont pas un fait anodin, pas plus que le style adopté par les journalistes : il s’agit de garantir au lecteur un point de vue indiscutable et de clore tout discours en substituant au regard d’un homme la force d’une abstraction ((Cette position est à envisager dans le contexte d’une histoire du journalisme déchiré entre la volonté de rendre compte rationnement du fait musical et les défenseurs d’une critique plus impressionniste. Il est clair que cette question ne peut se résoudre de manière définitive. Arnold Schoenberg, penseur érudit s’il en est un, défendra pourtant clairement l’exercice individuel de la pensée et la nécessité d’une parole assumé comme telle. Son article sur Mahler est, à ce titre, édifiant : « Au lieu de me perdre en paroles, j’aurais sans doute plus vite fait de dire : je crois fermement et indéfectiblement que Gustav Mahler fut l’un des plus grands hommes et des plus grands artistes qui n’aient jamais existés. Car il n’est que deux façons de convaincre quelqu’un de la grandeur d’un artiste : la première (et la meilleure) est de jouer ses œuvres, la seconde (que je suis bien obligé d’employer) est de transmettre la foi qui est en soi ». A. Schoenberg, « Gustav Mahler », Le style et l’idée, Paris, Buchet/Chastel, 1977, op. cit., p. 349.)). Mais l’érudition comme fondement du discours revient le plus souvent à nier l’objet lui-même – où plus exactement à nier son irréductibilité – et, plus grave encore, elle agit comme un masque derrière lequel on se cache pour ne pas ressentir ce que l’œuvre a à nous dire. Le discours du spécialiste devient ainsi le lieu du refoulement, une sorte de cadre qui interdirait une fois pour toutes l’émergence du hors-champ, cet autre pays dans lequel je me perds lorsque j’écoute le trille sans fin de l’Opus 110 de Beethoven et dont je veux témoigner lorsque j’écris ou lorsque je parle.
Cet espace dont j’entends témoigner m’a toujours semblé central dans la musique. Pourtant, de cet objet je ne pouvais rien dire ou presque et une sorte de morale m’a toujours interdit de tricher en parlant à tort et à travers d’esthétique ou de structure. Et puis, j’étais là pour parler de ce que j’entendais vraiment – pas grand-chose – et de ce que je pouvais deviner – un peu plus. Pour parler de l’œuvre elle-même, j’ai toujours préféré tendre le micro aux interprètes…
L’exercice de l’interview m’aura beaucoup appris sur le désir de parole des musiciens et sur leur lassitude à répondre aux questions trop générales. En me présentant à eux, je venais le plus souvent pour parler de musique, de jeu et d’imaginaire. Je ne crois pas, en dix ans de métier, avoir jamais demandé ce qu’ils envisageaient pour leurs prochains concerts. En revanche, les questions touchant de près ou de loin aux racines subjectives de la musique et aux problèmes particuliers qu’implique le fait de jouer ont toujours été présentes. Rentrant chez moi avec leur témoignage, j’avais à cœur de transcrire leurs paroles au plus juste, quitte à réécrire ce qu’ils avaient dit pour mieux rendre compte de leur parole.
Si j’ai appris quelque chose au Monde de la Musique, c’est bien à réagir à des positions que je jugeais en tout point scandaleuses et à l’artifice des macarons, ce qui m’a valu d’être progressivement éloigné de l’équipe de rédaction après une discussion houleuse avec le rédacteur en chef qui croyait (ou faisait semblant de croire) à la valeur absolue de ses récompenses. Défendre un artiste, dans ces conditions, devenait difficile. J’ai commis l’erreur de lui faire remarquer en des termes peu aimables. Je n’avais désormais plus rien à faire ici.
Altamusica
J’ai eu la chance, à cette époque, d’entrer dans l’équipe de journaliste du site Internet Altamusica qui bénéficiait d’un budget considérable et payait les articles publiés. Il s’agissait de suivre de prêt l’actualité musicale, de tenter d’en rendre compte à la manière des critiques de la belle époque. Certes, la figure du critique que décrit M. Fernand Gregh ((Cet archétype est assez bien décrit par M. Fernand Gregh en 1939 dans son hommage à Catulle-Mendès (1841-1909), poète et critique dramatique : « Peu de figures étaient aussi connues à Paris que celle de Catulle-Mendès. En même temps qu’un des poètes les plus célèbres, il était une illustration du journalisme d’alors. On le voyait à toutes les répétitions générales, alerte et puissant, les mains croisées derrière le dos, les cheveux rejetés en arrière et, dans toute sa personne, cet air indéfinissable d’être le poète qui ennoblissait son veston coutumier et faisait flotter à un vent de gloire les plis de sa vaste lavallière. Il a vécu la vie la plus agitée, aux aventures et aux duels sans nombre, fait jouer des pièces partout, publié plus de cent volumes, écrit des articles qui fourniraient la matière à cent autres. Il causait, il riait, il buvait, il fumait, — il vivait. À lui tout seul, il faisait foule. C’était un de ces hommes qui, en même temps qu’une œuvre, laissent une légende. » F. Gregh, « Discours de M. Fernand Gregh », Annuaire de l’ASPMCDM, n° 1549, Paris, 1939, op. cit., p. 56.)) avait disparu depuis bien longtemps ; mais la démarche du site donnait aux auteurs une liberté de ton et de style suffisante pour permettre à de nouvelles signatures de surgir.
De fait, je n’ai guère connu de période de liberté plus grande. Écrire sur les concerts, ce n’est pas seulement décrire la musique entrain de se faire. C’est aussi se frotter à sa réalité sociale. Il n’y a pas de musique sans auditeur, ce qui veut dire qu’il n’y a pas de musique – ou d’art — sans discours.
Si d’un point de vue technique je n’ai pas appris grand-chose durant cette période, j’ai pu en revanche développer un style et me confronter aux questions qui, plus tard, deviendront l’objet d’une recherche universitaire. En attendant, je tentais de reconstruire avec les mots une expérience singulière tout en jouant le jeu d’une critique plus stricte qui vise à porter un jugement. Il est clair cependant que les articles les plus solides que j’ai écrits à cette époque ne tenaient pas par leur pertinence critique mais par ce qu’il tentait de dire sur l’œuvre et sur son lien avec « lalangue », le langage, la communauté des hommes.
En 2001, le site a connu de graves problèmes d’argent. L’équipe de journaliste a été mise en chômage et j’ai dû chercher d’autres sources de revenu. À cette époque, j’ai été impliqué dans la rédaction d’un petit fascicule concernant les festivals de musique ((Répertoire des disques compacts, Hors-série juin/aout 2001. Les articles ont été publiés sans signature, ce qui en dit long sur l’objectif de ce numéro.)), travail alimentaire qui m’a laissé songeur : il était donc possible d’écrire sur un quelconque sujet à partir de bribes d’informations (des dossiers de presse mal construits envoyés par les festivals), de vendre une programmation sur simple dossier, bref de se faire journaliste sans effectuer le moindre travail de journaliste. Vu de l’intérieur, cela semblait un grand jeu. La publicité déterminait la longueur des articles. Le numéro spécial était lié aux intérêts du festival.
J’ai également entamé un travail de critique de film pour le site Objectif Cinéma, « travail » dans le sens le plus noble du terme puisqu’il demeurait… bénévole. Encore aujourd’hui, je collabore avec ce site à l’occasion d’événements ponctuels (Viennale).
Lorsqu’en 2001, Arte m’a proposé d’écrire, l’équipe de rédaction était en pleine euphorie. Un site indépendant de la chaîne, des interviews, peut-être même des reportages filmés (il y en aura un, sur la folle journée de Nantes), il y avait de quoi être enthousiaste. De fait, les premières années ont été florissantes. Une rubrique disque, des critiques, des interviews écrites, une liberté presque totale : lorsque j’ai proposé une interview de Pierre Laurent Aimard enregistré avec les moyens du bord par un ami ingénieur du son, le document a été retenu.
La suite, hélas, n’a pas été à la hauteur des promesses. En septembre 2004, les budgets ont chuté. Il est resté, ironie du sort, une rubrique disque, objet délicat par excellence, mais que je me suis évertué à faire vivre. Par la suite, je me suis risqué à écrire une voix of pour le film de Michal Boganine Macao (2004) puis j’ai organisé une programmation culturelle pour l’Institut Français d’Innsbruck (2005-2006) et assuré la présentation de plusieurs cycles de films pour ce même institut. Pour la première fois, je me retrouvais vraiment de l’autre côté de la barrière, interviewé à mon tour dans une langue que je comprenais mal. J’ai dû me confronter aux limites des budgets d’un institut qui devait briller à moindre coût, gérer des questions d’assurances, concevoir une exposition photographique et réunir les textes qui devaient l’accompagner. Travail sans doute passionnant mais qui laissait peu de possibilité d’évolution, l’inertie des institutions n’autorisant aucune création de poste véritable pour un profil comme le mien.
Le projet Discotheka
Entre-temps, un projet un peu éloigné du journalisme avait commencé à prendre forme : avec un petit groupe d’informaticiens, nous avons lancé des recherches visant à cataloguer l’ensemble du patrimoine musical enregistré, en commençant par la musique classique ((Le projet discotheka est exposé à l’adresse suivante : http://www.discotheka.com)). La question de la description des œuvres, qui pose tant de problèmes lorsque l’on utilise des bases de données relationnelles, peut être résolue avec ce qu’on appelle le web sémantique. Il s’agit de créer des ontologies musicales et de relier ces ontologies aux catalogues des éditeurs. Je ne veux pas ici entrer dans le détail : d’autres articles dans d’autres espaces se chargent de présenter le projet. Mais outre le fait que ces recherches occupent aujourd’hui une bonne part de mon temps, les questions qu’elles forcent à se poser sont incontournable pour qui veut penser l’objet musical.
Quant à la critique musicale, après avoir enseigné une année à la Sorbonne dans le cadre du Master de Journalisme Culturel, j’ai pris le parti de la laisser reposer en attendant de trouver de nouveaux espaces pour écrire…
Mathias Heizmann
Grand merci pour votre message. D’autres articles ont entre temps été publiés sur http://www.discotheka.com/blog/…
Et bien grand merci camarade. Toujours en contact avec Thierry ? Amitiés anciennes…
Salut Mathias, beau parcours ! Te souviens-tu des remontrances de nos profs de collège quand nous étions en compétition pour les dernières places du classement ? Nous avions plus de cheveux et moins d’expérience. Aujourd’hui, j’aimerais leur faire lire la liste de nos diplômes et formations, ça les occuperait un moment 😉 Surtout la tienne.
Si tu passes dans le recoin alsacien, ce serait sympa de se revoir après … aïe !
Prends soin de toi.
Fred.